CHIMÈNE.
Cruel ! À quel propos sur ce point t'obstiner ?
Tu t'es vengé sans aide, et tu m'en veux donner !
Je suivrai ton exemple, et j'ai trop de courage
Pour souffrir qu'avec toi ma gloire se partage.
Mon père et mon honneur ne veulent rien devoir
Aux traits de ton amour ni de ton désespoir.
DON RODRIGUE.
Rigoureux point d'honneur ! Hélas ! Quoi que je fasse,
Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce ?
Au nom d'un père mort, ou de notre amitié,
Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié.
Ton malheureux amant aura bien moins de peine
À mourir par ta main qu'à vivre avec ta haine.
CHIMÈNE.
Va, je ne te hais point.
DON RODRIGUE.
Tu le dois.
CHIMÈNE.
Je ne puis.
DON RODRIGUE.
Crains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits ?
Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure,
Que ne publieront point l'envie et l'imposture !
Force-les au silence, et sans plus discourir,
Sauve ta renommée en me faisant mourir.
CHIMÈNE.
Elle éclate bien mieux en te laissant la vie ;
Et je veux que la voix de la plus noire envie
Élève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis,
Sachant que je t'adore et que je te poursuis.
Va-t'en, ne montre plus à ma douleur extrême
Ce qu'il faut que je perde, encore que je l'aime.
Dans l'ombre de la nuit cache bien ton départ :
Si l'on te voit sortir, mon honneur court hasard.
La seule occasion qu'aura la médisance,
C'est de savoir qu'ici j'ai souffert ta présence :
Ne lui donne point lieu d'attaquer ma vertu.
DON RODRIGUE.
Que je meure !
CHIMÈNE.
Va-t'en.
DON RODRIGUE.
À quoi te résous-tu ?
CHIMÈNE.
Malgré des feux si beaux, qui troublent ma colère,
Je ferai mon possible à bien venger mon père ;
Mais malgré la rigueur d'un si cruel devoir,
Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.
DON RODRIGUE.
Ô miracle d'amour !
CHIMÈNE.
Ô comble de misères !
DON RODRIGUE.
Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !
CHIMÈNE.
Rodrigue, qui l'eût cru ?
DON RODRIGUE.
Chimène, qui l'eût dit ?
CHIMÈNE.
Que notre heur fût si proche et sitôt se perdît ?